Comment la circulation est devenue anti-sociale

Auteur: Stein van Oosteren

Date: 27 juillet 2020 20:50

 

Le vélo est tellement favorisé aux Pays-Bas, qu’il est devenu une sorte de « voiture à deux roues ». A tel point qu’on reproduit le monde de la voiture basé sur la vitesse et le flux, avec « des autoroutes à vélo » avec des douches à l’arrivée. Pourquoi des douches ? Pourquoi aller de plus en plus vite ? Le livre « Le droit du plus rapide » analyse comment notre façon de vivre et de penser notre mobilité a changé, et veut lui donner un nouveau sens.

 

 

Voulez-vous un espace public où les enfants doivent faire attention, ou un endroit où c'est plutôt aux automobilistes de faire attention ? Pourquoi la fillette qui traverse la rue doit-elle avoir peur, alors que ce sont la rue et les voitures qui traversent son lieu de vie à elle ? Qui doit être ralenti ? Ce ne sont pas des questions techniques mais des questions sociétales, politiques et morales, que ce livre veut révéler et explorer.

Les normes neutres ?

Pourquoi avons-nous du mal à poser ces questions ? Car les normes techniques qui régissent toute notre circulation ne sont que des normes techniques aveugles qui n’écoutent pas l’usager. Exemple: dans un nouveau quartier à Ede, où habite Te Brömmelstroet, on applique aveuglément la norme de 1,7 places de parking par logement, alors que la gare se trouve à quelques coups de pédale de là. Il ne faut pas s'étonner que toutes ces voitures, une fois posées devant les maisons, soient utilisées ensuite pour faire d’autres déplacements ! Ne vous étonnez pas non plus que la ville finisse par être conçue pour la voiture comme un « besoin », voire une « nécessité ».

Ce que les citoyens ne savent pas, c'est que ces normes, qui sonnent si officielles et neutres, peuvent être mises en question. Et elles méritent de l'être car, comme le montre le livre, elles sont loin d’être neutres: la plupart du temps, elles cachent un choix en faveur du plus fort contre le plus vulnérable.

Une place pour les enfants

Te Brömmelstroet raconte que sa ville projetait une place devant l’école de ses enfants. La norme officielle du CROW (le Cerema néerlandais) proposait un « kiss-and-ride ». En gros : un peu de place pour jouer, et beaucoup de place pour des parkings où les parents peuvent se garer, déposer leur enfant et poursuivre leur chemin le plus vite possible. Te Brömmelstroet ne veut pas de cette place efficace pour l’usager le plus rapide (la voiture), mais au contraire un espace sûr et agréable pour les enfants. Un combat difficile pour éviter le kiss-and-ride semble commencer. Mais lorsque Te Brömmelstroet interroge les parents, il découvre que quatre familles sur cinq sont d’accord avec lui ! Ils se mettent autour d’une table avec les enfants pour dessiner une place pour les enfants, ce qui déclenche une énergie créative incroyable. Le projet des enfants finit par être accepté.

Cette réussite illustre l’objectif du livre : inciter les citoyens à se réapproprier la rue paie. Il faut juste s’adresser, non pas à l’homo economicus qui veut le moins cher et le plus rapide, mais à l’homo faber « qui devient heureux en créant et en réparant les choses lui-même ». Adressez-vous aussi à l’homo ludens, qui ne s’épanouit pas sur une autoroute à vélo qui lui fait gagner quelques minutes, mais qui au contraire oublie le temps sur un chemin légèrement plus long mais infiniment plus intéressant et inspirant. Car ce chemin lui apporte une expérience de grande qualité qui s’appelle le « flow » : un état d’esprit non pas de déconcentration, mais au contraire de très grande concentration, mais avec une autre partie de son cerveau. Une expérience rafraîchissante qui fait du bien.

Les mots

Ce qui nous piège dans le modèle « voiture et vitesse », est aussi la langue. On parle des routes comme des « artères » où le sang doit « circuler » car sinon elles « se bouchent », ce qui serait mauvais pour la ville. Pour cela on crée des « by-pass », pour « déboucher » les artères. Et si on appelait ce by-pass une « blessure » que l’on apporte au paysage et à la qualité de l’air des habitants, notamment les plus vulnérables ? Et pourquoi appelle-t-on les piétons et les cyclistes les « usagers vulnérables » d’ailleurs ? Ils ne sont devenus vulnérables que lorsque les usagers lourds et rapides sont apparus sur leur routes. Pourquoi n’appelle-t-on donc pas plutôt les automobilistes les « usagers dangereux » ? Et pourquoi dit-on que Anne Hidalgo a « fermé » les Voies-sur-Berges alors qu’elle les a ouvertes aux milliers de piétons et de cyclistes ?

Le « train-cycliste »

Les mots déforment et cachent la réalité. Aux Pays-Bas, la moitié des voyageurs en train commencent leur voyage sur un vélo. Un tiers des vélos que l’on voit en centre-ville vont prendre le train où en viennent. Ils sont donc des « train-cyclistes ». Mais comme ce mot n’existe pas, cet énorme groupe d’usagers est invisible dans les enquêtes de mobilités. Dans les enquêtes et dans la presse on ne voit que les 15% d’automobilistes qui, aux Pays-Bas, sont dans un embouteillage au moins une fois par semaine. De ce petit groupe de producteurs de bouchons, on fait pourtant le problème numéro un du gouvernement. Un problème dont l’état, en plus, doit être annoncé toutes les quelques minutes à la radio! Cette communication est tout sauf neutre : car elle amène le gouvernement à décider, chaque année, d’ajouter des kilomètres d’asphalte qui ne feront qu’augmenter le trafic automobile et aggraver les bouchons.

 

Les Voies sur Berges ouvertes pour les piétons et les vélos.
Les Voies sur Berges ouvertes pour les piétons et les vélos.

 

Gagner de la distance

La voiture a beau aller vite : on ne peut pas gagner du temps en favorisant son usage. Car depuis toujours, les humains sont en moyenne 70 à 80 minutes par jour « en route », et l’arrivée de la voiture et de la vitesse n’ont fait qu’augmenter les distances parcourues. Donnez une voiture à l'homme pour aller plus vite, et au lieu de gagner du temps, il ira plus loin. Favoriser la voiture n’améliore donc pas le quotidien et la ville, mais crée une excès de mobilité qui au contraire le dégrade.

Pourquoi on tombe constamment dans le piège ? Car on traite la mobilité comme un système technique où la variable humaine est oubliée. On fait comme si les voitures sont un encombrement inévitable au lieu d’un comportement et un choix individuel que l’on peut changer. Pour le changer, il faut d’abord ouvrir les yeux pour voir les choix que nous nous imposons. C’est l’objectif du livre : ouvrir le débat sur la ville et la vie que nous voulons vraiment pour nos enfants, nos séniors et nous-mêmes.

Amsterdam

Ce débat peut faire la différence entre la ville à vivre et l’enfer urbain, comme en 1967 à Amsterdam. La municipalité s’apprête à adopter un projet de création de six autoroutes urbaines en centre-ville qui allaient détruire des quartiers historiques entiers. Il se crée une coalition inattendue de citoyens conservateurs, des associations de protection de monuments historiques et de la jeune génération contestataire, qui propose une alternative : préserver la ville apaisée en creusant un métro en-dessous. Le vote montre l'importance capitale de ce débat : 21 votes pour le projet d’autoroutes, 22 pour le projet du métro ! Sans ce débat, Amsterdam serait devenue une ville pompidolienne avec peut-être même des routes à la place des canaux, un autre projet abandonné. 

Lustrer

« Mobilité est quelque chose que nous partageons, comme l’air ou la langue, et auquel nous devons donner un sens ensemble » dit le professeur Anna Nikolaeva. En France, nous avons la chance d'aimer le débat politique, qui est justement en train de changer le sens que nous donnons à la vie en ville. Le confinement nous a aidés à poser les questions essentielles : voulons-nous continuer à subir une ville pensée autour de la voiture ? Ou allons-nous nous impliquer activement dans la façon dont la ville organise son espace public via des associations vélo, des débats et projets citoyens ? Nous avons déjà eu la réponse : la vague verte récente aux élections municipales montre une soif de changement. Préparons-nous aussi à beaucoup de friction, car les intérêts cachés derrière les choix d’urbanisme sont grands. Assumons cette tension avec fierté. Comme le dit l’auteure Talia Verkade : la friction et le frottement, ça lustre.